M. le Professeur Moyse,  pouvez vous vous présentez ? (votre parcours universitaire ainsi que vos champs de spécialité)

Je suis un enfant déçu de la génération de l’Europe sans frontière. Née dijonnais, j’ai regardé d’abord à l’est puis fut tenté par l’ouest. Germanophile par choix et conviction de mes parents, j’ai suivi des études de droit en Allemagne. Le Chancelier Kohl et le président Mitterrand avaient créé dans les années 1992 le premier diplôme de droit franco-allemand des affaires à Mayence (DIDFAA), alors jumelée à mon alma mater la Faculté de droit de Bourgogne. Licence et Maitrise donc en droit des affaires, option fiscalité, à Dijon-Mayence. Puis il y a eu cette rencontre. Lors d’un oral de droit pénal, le prof. Noël-Jean Mazen m’a montré la voie des études en Amérique du nord. Après un DESS (M2) de droit des affaires à Besançon, une carrière courte dans un groupe de rock et un passage à Paris en tant que juriste à la maison de production Virgin France, j’ai pris l’avion pour le Québec en août 1994, guide du Routard en main. Pas d’Internet à cette époque. J’ai écrit une thèse de maitrise à l’Université de Montréal sur le sujet de l’heure : la dématérialisation du support. Internet naissait sous mes yeux, en Amérique. J’ai ensuite passé mon baccalauréat en droit (seule moyen d’accéder à la profession d’avocat) tout en étant chercheur au Centre de recherche en droit public sur les questions posées par l’avènement du cyberespace. Le terrain de jeu était alors invitant et les espaces de réflexion aussi étendus que le pays qui m’accueillait. J’ai dirigé un département de commerce électronique dans un cabinet montréalais de renom puis me suis engagé dans le projet de thèse avec ma directrice de thèse de maitrise, la prof. Ysolde Gendreau. J’ai défendu ma thèse, Le droit de distribution électronique, en 2006. La même année je fus nommé Wainwright Fellow à la Faculté de droit de McGill, avant d’y occuper la position de professeur assistant en 2007. Mon parcours est une invitation aux voyages, à la patience et peut-être au dépassement. Je n’ai jamais eu de fiche de route.

Vous êtes directeur d’une équipe de recherche, quel est votre rôle au sein de votre laboratoire ? Comment concevez-vous vos fonctions. Qu’est-ce que la recherche en équipe ?

Je suis directeur du Centre des politiques en propriété intellectuelle depuis 2011. Notre Centre a été créé par deux brillants chercheurs. Le premier, Richard Gold, est la référence en science ouvert (open science), le second philosophe et juriste en droit de la propriété est actuellement Ministre de la Justice du Canada. C’est un centre de recherche pure dans le sens où nous, les chercheurs affiliés, ne dispensons aux cours dans le cadre des activités du Centre; celles-ci ne sont pas inscrites au curriculum. Notre temps est essentiellement consacré à développer des modèles de pensées et des champs de recherche sur des axes nouveaux ou pertinents. Une quinzaine d’étudiants du premier et second cycle travaillent avec nous sur différentes initiatives, préparent des séminaires, rédigent des demandes de subvention de recherche, co-écrivent des articles scientifiques, etc. L’ambition du Centre est de réfléchir la norme en amont, c’est-à-dire en des termes plus politiques que juridique; d’envisager les questions complexes à partir de différentes perspectives et différentes sciences. Nos étudiants ont la plupart déjà une formation universitaire (biologie, science politique, ingénieur, …). Le Centre devient dès lors un incubateur de jeunes talents, un tremplin. C’est un lieu de collaboration. Très souvent c’est l’initiative d’un de nos étudiants qui nous propulse sur des voies de recherche non explorées. Nous leur donnons les moyens de s’engager. C’est là notre rôle et fonction principale : créer l’espace et donner le soutien aux chercheurs émergents. Je trace le début d’une route, ils dessinent un paysage. Il y a une certaine anarchie au centre; c’est un modèle peu centralisé, peu financé aussi dont la réussite tient essentiellement à la synergie entre ses membres, étudiants ou enseignants. C’est un peu un accélérateur d’idées. Je crée l’espace, la magie opère naturellement. Il suffit ensuite d’élaborer un programme de recherche.

Quels sont les projets scientifiques qui vous ont le plus marqué dans votre carrière ?

Mon chemin vers Poitiers est le résultat concret de la méthodologie de recherche non guidé expliqué plus haut (il existe un terme pour une méthodologie non contraignante favorisant l’émergence spontanée d’idées en recherche : grounded theory). Nous avons travaillé il y a quelques années déjà sur la fiscalité des industries créatives et le rôle du droit dans la circulation du savoir (Mobility of Knowledge). Le projet fut l’un des premiers à pointer du doigt le rôle des clauses de non concurrence – peut-être plus que la fiscalité – et d’autre mécanismes du droit des contrats ou du travail qui limitent la liberté de mouvement et donc le transfert de savoir implicite ou sticky knowledge : un savoir à haute valeur ajoutée mais difficilement appropriable. Ce fut l’un des projets les plus novateurs sur lequel j’ai eu à travailler et surtout, qui a eu un effet aussi fédérateur. Nous avons pris contact avec d’autres chercheurs dont le profile (PI et fiscalité) nous permettait d’avancer dans nos réflexions. C’est ainsi qu’un premier rapprochement avec Poitiers a eu lieu. Le prof. Nicolas Binctin, de l’Université de Poitiers, est l’un des rare spécialistes qui cumule une expertise à la fois en propriété intellectuelle et en fiscalité. L’ancrage était évident.

Après avoir été en résidence à Poitiers pendant un mois, quels enseignements / témoignages,  pouvez-vous délivrer sur Poitiers, sur la Faculté de droit de Poitiers, sur la recherche en Droit à Poitiers, au CECOJI ?

Il ne faut pas sous-estimer la force des lieux. Poitiers porte encore la marque de grands juristes et sa réputation continue. Il faut se garder de créer des idoles mais il y a, dans cette Université, une aspiration particulière; une diversité à la fois dans son corps étudiant et dans l’ouverture de ses axes de recherche. Poitiers m’avait d’abord été présenté comme un établissement sœur. La première année en fonction, mon Doyen, le prof. Kasirer (éminent juriste et désormais juge à la Cour d’appel du Québec), m’avait envoyé en tant qu’émissaire à Poitiers pour représenter nos couleurs sur un sujet que je ne maitrisais alors absolument pas (l’accommodement raisonnable). C’était ma première visite à Poitiers en 2008 je crois. Trop occupé à ne pas décevoir, je ne garde pas grand souvenir de ce passage. Mais déjà cette mission m’avait fait prendre conscience des amitiés institutionnelles : une forme de coopération non-écrite, subtile et sourde, qui s’inscrit sur le long terme au-delà des individualités. Il s’agit là des mêmes ressentiments, parfois difficiles à expliquer, qu’un étudiant pourrait avoir pour son alma mater et qui consistent essentiellement à reconnaître la valeur d’une collaboration intellectuelle dont les premières pierres ont été posées par d’autres. C’est cette correspondance entre Poitiers et McGill, tissée par un fil invisible et inter-générationnel, qui me surprend et me ravit le plus. Sans que je le sache, à mon arrivée deux collègues de l’université Sherbrooke oeuvraient déjà sur les lieux dans le cadre d’un projet fascinant de droit comparé sur les notions du droit des biens et du droit de la propriété intellectuelle mené par mes collègues profs. Mathieu Devinat et Michel Boudot. Mathieu Devinat est un ancien de McGill, il a été directeur exécutif d’un de nos centres de recherche le plus respecté au Canada : le Centre Crépeau de droit Privé. Alexandra Popovici a également été enseignante chez nous et a également été directrice du centre Crépeau. C’est dire donc de la profondeur des liens entre nos institutions.

Comment imaginer la coopération future entre votre centre et le CECOJI ? et sous quelle forme ?

Le récit et la relation avec Poitiers ne s’arrêteront donc ni avec cette première invitation, ni à ma personne d’ailleurs. Il faut dire que le rapprochement de cette année a pris une tournure inattendue et heureuse : alors que nous discutions de nos intérêts de recherche avec le prof. Nicolas Binctin, je lui ai fait part d’un nouvel axe mené d’abord par deux étudiantes de notre Centre, repris ensuite comme sujet d’une production scientifique sur le sujet : le droit des indications géographiques. Heureuse coïncidence puisqu’il se trouve que la question devait faire l’objet d’un colloque à l’antenne de Segonzac de l’Université Poitiers sous les hospices du CECOJI et du prof. Rochdi. Le sujet du droit alimentaire, objet complexe qui se prête à des analyses multi-disciplinaires, est ainsi devenu naturellement un autre lieu de rencontre et de collaboration.  Poitiers avec son programme M2 en droit rural est particulièrement bien positionné pour s’investir dans la recherche dans ce sujet aussi important sinon plus que l’intelligence artificielle.

Enfin, et j’écris ceci pour les futures générations de juristes et de chercheurs, j’ai vu dans le soin et l’attention portés aux étudiants par mes collègues, un respect similaire à ce qui peut exister à McGill. Nos étudiants sont déjà nos collègues. Je crois que cette générosité intellectuelle, cette écoute, est un autre trait commun.

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